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Lorsque j’étais enfant, très vite après mon arrivée à Champagney, ma mère Hélène Boileau prit l’habitude de voyager, de me faire voyager. Cela ne veut pas dire qu’elle ne voyageait pas auparavant, bien au contraire. Cette veuve de garde mobile avait même eu l’habitude de déménager régulièrement, femme de militaire ayant connu la vie de caserne à Bruyère, à Bellac, à Dole … De plus,  si nos Anciens n’avaient pas de voiture cela ne les empêchait pas d’aller voir plus loin, de découvrir leur propre région, voire la France … Je les soupçonne même, au regard des différences en matière de moyens de transport, d’avoir été plus curieux que mes contemporains du XXIe siècle.

Ainsi, l’été nous partions, une valise dans chaque main, faire un voyage en France constitué de plusieurs étapes, par le train bien sûr. Le départ avait lieu au centre de Champagney, devant le refuge Renaud, arrêt du car Citroën. C’était là le moyen de gagner Belfort et sa gare. Il y avait la Micheline, mais je ne me rappelle pas l’avoir prise pour débuter un voyage d’été. L’aventure commençait dès l’attente de ce car de couleurs beige et bordeaux, poussif à la première côte. Une fois Théo, le grand-père, s’était rendu compte à ce moment-là qu’il avait oublié une valise à la maison, il avait fallu aller la chercher en catastrophe avant que le car arrive. De toute façon, on était tout le temps en avance … Il n’empêche qu’il avait dû se faire appeler Arthur !

En apercevant les immeubles blancs des Résidences depuis les hauts de Châlonvillars, j’avais le sentiment que cette parcelle de ville était un marchepied pour aller ailleurs. Lorsqu’on partait ainsi pour plusieurs semaines, ma mère planquait tous les papiers importants dans un tonneau à la cave, une vraie cave humide avec de drôles d’araignées blanches et immobiles qui pendaient. J’y descendais toujours avec appréhension.  Deux boîtes en métal fermant avec de jolies clés ouvragées et une valise de cuir contenant une masse de photos de famille – des parcelles de la vie de plusieurs dizaines de personnes - étaient emballées dans un sac de plastique, le tonneau refermé par son couvercle de bois. Le but n’était pas de préserver ce drôle de magot contre le vol mais contre l’incendie. Dans le même esprit, lorsqu’il y avait de l’orage, la tante Marie qui habitait au rez-de-chaussée de notre maison, montait se réfugier chez nous, assise sur une chaise de cuisine son sac à main, ce qu’il fallait sauver, posé sur les genoux. J’étais subjugué par le fait que l’essentiel était là dans cette poche de cuir noir. Peut-être était-ce un lingot d’or ?

Pour partir, ma mère avait préparé une réserve d’argent liquide, des billets glissés dans une enveloppe, placée ensuite dans une poche cousue dans son corset. Une fois, bien après les vacances, on avait retrouvé une de ces enveloppes encore garnie, qui avait glissé derrière le tiroir de la table de nuit. Cette découverte fut joyeuse car elle avait donné l’impression d’avoir gagné de l’argent !

J’aimais le train pour son ambiance et l’espèce de promiscuité qu’il engendrait. Dans ces compartiments de huit places, on était si proches des inconnus. Avec un peu de chance, je pouvais m’installer vers la fenêtre, et là c’était le spectacle de la France qui défilait sous mes yeux, les paysages changeant au fil des kilomètres comme on l’avait appris à l’école. J’étais aux premières loges. Je m’amusais à fixer des gens ou des animaux et les regardais le plus longtemps possible jusqu’à ce qu’ils disparaissent. J’aimais les arrière-cours, tout ce que seul le train permettait de voir, des parcelles d’existences livrées à mon regard le temps d’un instant et aussitôt perdues à jamais. J’adorais l’arrivée en gare, le ralentissement et la petite vitesse qui finalement durait longtemps, les secousses et les à-coups dus aux embranchements de rails. Là aussi, il fallait être attentif, il se passait des choses tout près de la voie qui balafrait la cité : un petit enfant lassé d’être tenu par la main, un couple d’amoureux soudé sur un banc, un vieux visage songeur à une fenêtre, une lessive grisée d’être restée trop longtemps pendue, une discussion orageuse … Courtes saynètes, poésie visuelle à sens unique car le voisinage d’une voie ferrée est d’abord une pollution faite de bruit et de saleté. Une arrivée par le train dans une grande ville se faisait par une artère grise et souillée qui méritait d’être décryptée et, tout à coup, apparaissait le nom de la ville peint en lettres immenses sur une paroi qui semblait n’avoir été édifiée que pour cela.

Il y a quelques années, à la Cité du Train de Mulhouse, j’ai retrouvé ce même wagon vert de 2ème classe qui nous a conduits partout autrefois, tout pareil à ce qu’il était dans mon souvenir : le petit couloir étroit où l’on ne se croisait qu’en s’écrasant, pour l’un, contre la fenêtre, l’autre s’excusant peut-être, un boyau juste assez large pour le passage du chariot de sandwichs jambon-beurre et de bouteilles de Pschitt orange ou citron, la tablette escamotable dont j’avais toujours besoin, les photographies en noir et blanc bien contrastées montrant des grands sites de France et surtout les quatre inscriptions au bord de la fenêtre : « Ne pas se pencher au dehors de la fenêtre ! », « E pericoloso sporgersi ! », « Don't lean out of the windows ! », «  Nicht hinauslehnen ! » … Ce jour-là, je suis resté longtemps à observer cette énorme Madeleine …

Je parlais de la proximité avec les autres voyageurs, j’aimais les regarder, les détailler et imaginer leur vie. Je ne lisais pas dans le train, il y avait trop à voir dedans et dehors. Quant à ma mère, elle, il lui fallait peu de temps pour entrer en contact et parler avec ses voisines, ses voisins. Elle était à l’aise avec les gens, les autres étaient importants pour elle, tous ! On en savait rapidement beaucoup sur les compagnons du moment et elle aussi, se livrait facilement. Arrivait l’instant qui m’agacera un peu plus tard, où l’on apprenait qu’elle m’avait « récupéré » avec d’autres détails de ce « sauvetage ». À cette époque, les gens parlaient naturellement. De nos jours, un wagon de voyageurs – je ne parle pas du métro - est sinistre, ils ont quasiment tous le nez plongé dans un écran, même les gosses ! Ils ne regardent plus la France défiler. Ah, quel écran magnifique que la fenêtre du train ! Ma mère donc parlait. Une fois, nous étions installés dans notre compartiment, elle encore à discuter sur le quai, à mon grand désespoir car, à ce moment précis, je craignais que le train ne s’ébranle avant qu’elle ne soit montée … Peur puérile et pourtant si profonde …

C’est depuis la fenêtre du train que j’ai vu la mer pour la première fois. Un choc lumineux et argenté ! La voie ferrée a longé la côte très longtemps, c’était la Grande Bleue, bien sûr. À  ce moment-là, le nez collé à la fenêtre, j’avais en tête les paroles de la chanson de François Daguet : « Il y a le ciel, le soleil et la mer … ». Peut-être même les murmurai-je. Tout comme la Cité du Train, Youtube a cassé la magie et le mystère du souvenir, de la mémoire : j’entends et je vois François Deguelt sur mon écran d’ordinateur interpréter ce tube de 1965. J’étais à Champagney depuis deux ans …

Ces sorties estivales nous ont fait découvrir le musée océanographique de Monaco, le castelet de Perpignan, Saint-Vincent de Paul, les grottes de Bétharram, les plages du Débarquement, la maison de Clémenceau à Saint-Vincent-sur-Jars, Notre-Dame-de-la-Garde, le Mont Saint-Michel et j’en passe … Nous logions dans des hôtels ou des pensions de famille, faisions les excursions en bus. Lors d’un séjour à Marseille, il avait été impossible de dormir tant la rue était restée vivante toute la nuit. Je me demande quel quartier avait été choisi, peut-être par défaut, par l’organisatrice. Il n’y avait pas de réservations par internet, pas d’applications pour anticiper, c’était le temps de la carte Michelin, des autocars et des buffets de gare. Ces endroits, refuges pour les voyageurs, avaient une humanité qui me semble avoir été gommée. D’ailleurs y a-t-il encore des buffets de la gare ? Il a fallu fermer celui de Belfort pour cause d’ « incivilités » ! Ma mère avait le sens de l’organisation, elle savait où elle allait, apportait une réponse à chaque question, résolvait le moindre problème sans attendre. Confiants et paresseux, nous suivions …

Un bémol à propos de notre passage à Lourdes. À cause d’un bras un peu mal foutu, on a voulu me tremper dans l’eau sacrée avec, j’imagine, l’espoir irraisonné d’un effet immédiat sur mon bras gauche, gauche. Je vois encore la baignoire de pierre et l’environnement spartiate de l’endroit. Affublé d’un pagne – une serviette bleue -, quasiment à poil, j’ai subi cette réplique de baptême archaïque contre mon gré. Étant le seul mécréant du groupe je mourrais en l’état.

Nous étions des touristes ordinaires mais les programmes avaient toujours leur part de visites et de découvertes historiques à cause de mon goût pour cette matière. Les adultes qui m’entouraient – ma mère, un grand-père d’occasion, Ancien de 14-18 et une cousine, trouvaient naturel de satisfaire ma curiosité, une passion dont je situe précisément la naissance dès la première leçon d’histoire, en classe de CE1. Très heureusement, ces personnes simples et ouvertes sur le monde, en partie grâce à l’école communale, ne m’accompagnaient pas par défaut sur mes choix historiques. Tout les intéressait, de plus, pour une part de ces visites, c’était aussi de leur histoire qu’il s’agissait. Le grand-père, je l’ai dit, était un Ancien de 14, les femmes nées entre 1900 et 1912.

La cousine était « à l’aise » depuis que son fils, employé à l’EDF était mort en service. On disait dans la famille qu’il « avait été collé au poteau ». Il ne s’agissait pas d’une victime de guerre ou d’un traître fusillé sur le front des troupes, j’ai compris plus tard que cette expression imagée voulait dire qu’il était mort électrocuté. Toujours est-il que ce drame permit à sa mère de toucher une rente équivalente à un salaire, donc à l’aise et de surcroît généreuse, ce qui ne va pas obligatoirement ensemble.

Pour aller n’importe où en France, c’était souvent plus simple de passer par Paris. À l’aller ou au retour, il y avait donc un séjour parisien. Depuis la gare de l’Est, on traversait la capitale en taxi. J’étais sur une autre planète, être au cœur de la circulation apparemment anarchique était toujours un grand plaisir, traverser la ville ainsi en voiture une chance et j’attendais le moment où j’allais reconnaître le premier monument, la première référence à l’Histoire de France. Je n’avais pas assez de deux yeux. Je connaissais bien toute la déambulation des bords de Seine depuis le chevet de Notre-Dame jusqu’au Trocadéro, les sites majeurs qui bordent chacune des deux rives, je savais le nom des ponts et pouvais du fleuve, aller jusqu’à des lieux emblématiques comme le Panthéon, le Palais-Royal ou l’Opéra. Le musée d’Orsay n’existait pas, Beaubourg non plus mais je me souviens bien des palissades qui fermaient le trou des Halles et n’avais alors aucune idée de ce qui en sortirait.

Est arrivé le temps où c’est moi qui choisis le contenu des séjours parisiens à l’aide du Guide Vert Michelin. C’était le temps où l’entrée du musée du Louvre se faisait dans un angle à l’opposé des Guichets du Louvre, la Victoire de Samothrace nous accueillait en haut d’un grand escalier. Après les grands classiques incontournables le Louvre donc, et tous les monuments parisiens, sans oublier le musée Grévin et Montmartre, je suis entré dans le détail. J’ai traîné mes anges gardiens au musée Marmottan pour les impressionnistes, à l’Orangerie pour Monet, au musée Carnavalet pour l’histoire de Paris, aux musées du Trocadéro, au Père-Lachaise et puis il fallut aller voir plus loin, en périphérie et en banlieue. Ce furent les tombeaux des rois de France à Saint-Denis, le donjon de Vincennes, le château de Malmaison et Versailles bien sûr, plusieurs fois. C’était l’époque où je m’abreuvais chez Castelot et Decaux qui étaient aussi très présents à la télévision. Celle-ci, qui n’était alors que publique, offrait des émissions de culture à des heures de grande écoute. Je regardais la « Caméra explore le temps » après avoir découpé dans Télé 7 jours les deux pages consacrées à l’émission annoncée : « L’Affaire Calas », « La Terreur et la Vertu », « L’affaire du courrier de Lyon » … Je m’étais laissé dire que le 5 octobre 1789, le jour où la foule parisienne était allée se saisir de la famille royale, Marie-Antoinette était là, dans ce bosquet, vers cette grotte que je découvrais pour la première fois à deux pas du Petit Trianon.  Je ressentais presque comme un privilège de pouvoir être à cet endroit, ému et triste de ce terrible destin. Je suis retourné au même endroit en 2018, la magie n’a pas opérée, les sentiers courant dans cette nature factice étaient durs comme du béton tant ils sont arpentés par les touristes.

Pendant l’Occupation, Hélène et Camille Boileau étaient à la caserne de Bellac en Haute-Vienne. Les femmes de la ville parcouraient la campagne à bicyclette, visitant les fermes avec l’espoir d’améliorer l’ordinaire. C’est comme ça qu’Hélène s’est liée avec des paysans du cru, les Dauge. Comme elle ne faisait rien à moitié, cette amitié était toujours la même dans les années soixante et perdurera jusqu’à la mort de tous ses acteurs. Le  rapport avec nos vacances d’été est qu’aprèsavoir séjourné ici et là, notre périple passait toujours par le Limousin, chez les Dauge dans une ferme joliment appelée Bessagerie, à quelques kilomètres de Bellac.

Chaque fois, au même endroit, lorsque le taxi nous conduisait de la gare de Bellac à la ferme, ma mère disait : « C’est ici que j’étais quand j’ai vu les Allemands arriver.». Elle faisait référence à l’invasion de la zone libre en 1942. Elle gardait les moutons dans ce pré lorsque les Allemands se sont égayés dans tout le pays. Elle évoquait son saisissement à la vue des « verts de gris » qu’elle avait pourtant déjà rencontrés dès 1940. Mais l’occupation de la France dans sa totalité laissait augurer des temps encore plus difficiles, d’autant que son mari, à partir de ce moment, avait rejoint le maquis de la Creuse.

Cette guerre était encore très présente dans l’esprit de ces gens-là, les événements remontaient alors à un peu plus de vingt ans, ma mère était quinquagénaire, les Dauge étaient âgés peut-être d’un peu plus de soixante ans. J’ajoute que ce lieu de villégiature se trouvait à une trentaine de kilomètres d’Oradour-sur-Glane, le village martyr que nous avons évidemment visité à plusieurs reprises.

Lors de ces pauses en Limousin, le temps s’arrêtait, les adultes étaient heureux de se revoir, la famille Dauge nombreuse et éclatée en hameaux : Bessagerie, Ambet, Le Mas de Chaume … Les Dauge étaient seuls à Bessagerie, ils vivaient dans une maison qui n’avait rien d’une ferme, entourée qu’elle était d’un grand nombre de constructions qui avaient dû être habitées et exploitées en d’autres temps. Ils possédaient tous les bâtiments dont certains abritaient animaux et matériel. En arrivant ou en s’éloignant, on avait  l’image d’un village abandonné constitué de pierres jaunes, les encadrements des portes et des fenêtres étaient de briques rouges et les toits de tuiles déjà provençales.

Plus tard, je m’étonnerai que ces amis  se disent « vous ». En plus les Dauge disaient « Madame Boileau », ma mère «Monsieur Dauge » et « Madame Dauge ». Les heures difficiles qui avaient engendré l’amitié n’avaient pas effacé ces manières langagières, question de génération je pense. Les filles aînées Dauge, trentenaires, disaient « Madame Boileau » mais ma mère les tutoyait. Si pour le grand-père, tous disaient « Monsieur Bès », la cousine qui se prénommait Marguerite se voyait appelée « Guiguite », voire « la Guiguite » … En passant, qui a eu l’idée saugrenue d’associer à ce prénom, le nom d’une fleur qui mérite respect et considération, surtout quand elle est présente en très grand nombre, ce diminutif ridicule ? Pauvres Marguerites !

Madame Dauge était grande, nerveuse, toujours en mouvement. Elle portait une blouse, avait des mains noueuses, courait de la cuisine, au jardin, des prés aux animaux à soigner, donnait le biberon à deux agneaux en même temps. Son mari était un petit homme placide, souriant et posé. Lorsqu’il ôtait sa casquette pour passer la main sur son crâne, la blancheur de celui-ci contrastait avec la peau hâlée de son visage de paysan. À côté de son épouse, il semblait fragile, il l’était. Le mouvement brusque d’un veau l’avait surpris et causé une mauvaise chute sur le sol empierré d’une étable. Il avait été sérieusement blessé à la tête. Il donnait l’image d’un homme âgé, plus âgé qu’en réalité, plus âgé que sa dynamique et efficace épouse. On aurait pu croire qu’elle était l’élément dominant, pourtant non. Ces deux êtres si différents constituaient une admirable unité.

Notre arrivée causait une joie sincère. Le cœur de cette rencontre, c’était ma mère à cause de tout ce qu’ils avaient vécu pendant les années quarante. Un jour, mon arrivée saugrenue et inattendue, ajoutée aux deux pièces rapportées qu’étaient la cousine et Théodore Bès créèrent un groupe de vacanciers original, une famille atypique. Tous avaient trouvé tout à fait naturel que « Madame Boileau » amène un gosse de cinq ans, un gosse qui désormais serait le sien pour toujours. C’était naturel parce que c’était madame Boileau et la gentillesse de tous ces gens allait très bien avec cet état de fait.

La maison d’habitation était prolongée d’un grand jardin, bordé d’arbres, avec fatalement  les toilettes au fond.  Une fois que nous venions juste d’arriver, Guiguite débarqua les intestins dérangés, elle courut sur ses petites jambes de la maison au fond du jardin. Vu l’éloignement, il lui fallait courir. Cette scène se reproduisit avec régularité au moins le lendemain. Elle démarrait sans un mot, parcourait avec une célérité, dont elle n’était capable que dans ces circonstances, l’allée centrale du jardin. Cela faisait rire, la gentillesse n’excluant pas une certaine forme de moquerie sans conséquence.

La cuisine était  celle d’une ferme avec un âtre immense, une longue table de bois couverte d’une toile cirée et encadrée de bancs. Le temps était figé. Rien n’avait bougé depuis les années quarante, peut-être même avant. Le matin, depuis mon lit, j’entendais comme si j’y étais les conversations conduites dans la cuisine située juste en dessous. Cela était dû au fait qu’il n’y avait qu’un plancher simplement posé sur les poutres de la pièce du bas. Chaque jour, monsieur Dauge partait sur un vieux tracteur, en guise de moyen de locomotion, compter ses moutons, il recommençait jusqu’à ce qu’il tombe sur le bon nombre. Les vaches rentraient seules le soir pour la traite, la volaille courait partout.

Nous étions en Limousin le 20 juillet 1969 lorsque Neil Armstrong posa le pied sur la lune. Etrangement, je me rappelle peu de cet événement, probablement parce que les premiers pas de l’homme sur la lune n’ont pas bouleversé les adultes qui m’entouraient alors. Si cette folle expédition n’a causé aucune fébrilité autour de moi, Marie-Jo, la grande fille de la maison, une adolescente, avait bien compris, elle, l’importance de la chose. La preuve, elle a suivi en direct, au milieu de la nuit, seule devant le poste, l’alunissage et les premiers pas de sur le sol de notre satellite. La télévision était arrivée heureusement depuis peu dans la grande cuisine face à l’âtre qui en était, à mes yeux, l’attraction principale. Même chose pour le frigo. Sans ces deux appareils, on se serait cru au XIXème siècle. Quel décalage avec la conquête de la lune !

À Bessagerie, il y avait les petits-enfants, des filles en réalité – Madeleine, Isabelle, Hélène - souvent là pendant ces vacances d’été. Un gros arbre, peut-être un vénérable tilleul, jouait le rôle d’arbre à palabres. Tout le monde s’y retrouvait, petits et grands. Ces derniers parlaient – mais pas de la lune – et les enfants s’éclataient à des jeux de société. Juste à côté, un portillon permettait de s’enfuir, de traverser en courant et en diagonale le pré voisin à l’angle duquel, tout au fond, par un escabeau sommaire pris dans les branches, on franchissait la haie. On se retrouvait alors sur le territoire de la ferme voisine, Ambet, occupée par des parents, Raymond et Monique et leurs enfants et des aïeux. Les après-midi se passaient à jouer, à courir dans les prés, à jouer à cache-cache dans des bâtiments partiellement à l’abandon, on sautait par-dessus le grillage à moutons, traversait les granges, passant de la lumière à l’obscurité en bousculant les raies de lumière poussiéreuse, des orties immenses nous irritant les jambes pour longtemps et les chiens suivaient, la langue pendante. C’était le temps des pince-oreilles et des grillons qu’on dérangeait avec un brin d’herbe. S’il fallait aller un peu plus loin, il y avait toujours la voiture d’un visiteur – une Diane ou une Ami 8 – pour nous emmener.

Les courses à Bellac étaient rares car il y avait tout à la ferme. Sur ce point précis également la modernité était heureusement en retard. Une autarcie venue de loin permettait des repas copieux rassemblant de belles tablées, pas seulement pour la moisson. Madame Dauge cuisinait au saindoux, les bocaux  de pâté étaient fermés d’une belle couche de gras, les volailles sacrifiées en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les fruits et les légumes plus que bio ! 

Le dernier jour de notre séjour, avant l'aube, sous un ciel étoilé, la 203 noire de Raymond  nous conduisait à la gare de La Souterraine pour filer sur Paris. Au moment du départ, j’étais dans un entre-deux construit de sentiments opposés et je crois que ce flottement désagréable avait envahi nos hôtes. Aujourd’hui, je me demande si ce n’est pas la crainte inconsciente  de ne plus se revoir qui était – et qui est toujours - la cause de ce malaise.

Ce qui me reste le plus de ces étés passés dans le Limousin, ce sont ses couleurs et ses prés clos de haies, les moutons et les Limousines, rouges pour les vaches, roses pour les filles. Ce pays n’était que prés, quadrillés de haies et emplis de moutons ou de limousines. Vert, blanc, rouge et le bleu du ciel.

 

De ces vacances, je rapportais livres et publications, des séries de cartes postales en accordéon et des cartes de vues pour une visionneuse stéréoscope Lestrade. Ces cartes étaient glissées dans une enveloppe de papier cristal, elles étaient en vente sur tous les sites touristiques. Cet appareil permettait d’observer l'endroit visité quelques semaines auparavant grâce à une dizaine de vues. On passait à la suivante en actionnant un levier et il fallait se tourner vers une fenêtre pour que les images soient éclatantes. Mon appareil photo Instamatic, quant à lui, avait chauffé plusieurs semaines et au retour on n’attendait pas pour porter les pellicules au développement, impatients de revoir sur papier glacé les lieux parcourus, les paysages découverts, de revivre les moments partagés. Ces photos carrées sont toujours là, en vrac dans une boîte où le temps s’est arrêté. Elles n’ont pas vieilli, elles …

 

 

 

 

 

Bessagerie - 1972

Bessagerie - 1972

Bessagerie, sous l'arbre à palabres - sept 1977

Bessagerie, sous l'arbre à palabres - sept 1977

juillet 1975

juillet 1975

Le Hameau de la Reine - 1975

Le Hameau de la Reine - 1975

1975

1975

1975

1975

1975

1975

Les vacances de monsieur Jacquot
Honfleur - 1975

Honfleur - 1975

Bessagerie - 1977
Bessagerie - 1977

Bessagerie - 1977

Les vacances de monsieur Jacquot
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