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Mon grand-père Joseph

 

Joseph fut une figure de Champagney et plus particulièrement de son quartier, la Bouverie. Il habitait avec sa femme, Jeanne, une des plus vieilles maisons du village puisqu’elle date de 1708. A cette époque, c’était une verrerie.

   

Joseph, que tout le monde appelait Emile – pratique courante autrefois que d’user du deuxième prénom – était ce que le langage populaire nommait clairement une « grande gueule ». Jeune homme il avait aussi la réputation d’un casse-cou. J’en ai toujours entendu parler de la sorte, même pour les périodes que je n’ai pas connues telles que les années trente ou quarante. Dans la famille, on rapportait d’ailleurs l’histoire d’une fameuse chute à moto comme représentative du personnage.

Je possède des photos de lui qui datent de l’entre-deux guerres où on le voit grand, fort, large et carré avec sa figure rustique taillée à coups de hache, pas beau, mais pas vilain non plus. Comme si une « grande gueule » devait aussi être tout simplement une « gueule », ce physique dont le cinéma a fait ses choux gras pour les rôles de brutes, de truands et autres bagnards.

  Joseph 2 avril 75

Joseph parlait donc haut et fort, donnait son opinion sur tout, surtout quand on ne le lui demandait pas. Mais attention, son avis était toujours réfléchi, cohérent, plein de bon sens paysan et toujours documenté. Car Joseph lisait, aimait lire et citait ses sources.

Ces générations formées par la Communale avaient des bases solides dont elles firent bon usage tout au long de leur existence.

 

Comme le dit l’expression populaire si claire dans sa signification, Joseph n’avait pas « de porte de derrière ». Mais cette franchise n’était pas toujours sans mauvaises conséquences puisque, comme chacun sait, « toute vérité n’est pas toujours bonne à dire ».

 

Né en 1904 au sein d’une famille de paysans de Frahier, il deviendra charpentier aux houillères de Ronchamp, puis ouvrier « chez » Peugeot. Jeanne à l’instar de toutes les gamines de ce temps-là travaillera au tissage Dorget puis, lorsque celui-ci – après la dure grève de 1936 - fermera ses portes - s’en ira travailler, toujours comme tisserande, à Héricourt.

 

Lorsque j’étais enfant et qu’on leur rendait visite, on me plaçait face à l’Ancien. J’étais condamné à subir ses monologues pendant que les autres grandes personnes discutaient de leur côté. L’essentiel de ce que je rapporte ici vient des souvenirs qui me restent de ces moments là.

 

Joseph ponctuait ses récits – toujours des histoires personnelles, donc vraies – de « Ah ! Petit ! » ou de « Ah ! Mon ami ! », exclamations qui voulaient dire « c’est peut-être incroyable, mais c’est la stricte vérité ». Je ne disais rien. J’opinais régulièrement et encore aurais-je eu la volonté de placer un mot que je n’y serais pas arrivé.

Il était trop content d’avoir un auditoire docile. Sa femme, elle, se permettait des « Tais toi donc vieux machin ! », « Mon Dieu, qu’il est bête ! », « Il a toujours raison ! », « Vieux fou ! » …

Comme de bien entendu, les mêmes histoires revenaient régulièrement sur le tapis. Comme celle-ci, souvenir de son service militaire effectué à Strasbourg au début des années vingt. Un jour, pris d’un besoin pressant, il s’était soulagé, au pied de la statue de Goethe érigée non loin du palais universitaire, ce vaste édifice baroque édifié au centre de la capitale alsacienne et symbole de la mainmise prussienne sur la province volée en 1870.

Joseph racontait ça avec joie, en riait bruyamment encore tout heureux du bon tour joué à un allemand, tout grand poète qu’il fut. Il était encore dans le contexte de l’époque où l’Alsace venait depuis peu de réintégrer le giron national.

 

En fait, pour Joseph, la vie et le cours de l’histoire s’étaient arrêtés en 1944, et plus précisément en septembre-octobre de cette année là, période des bombardements et de la libération de Champagney.

A cette époque, des soldats allemands logeaient chez lui et au plus fort des bombardements, tous – civils et militaires allemands - se précipitaient à la cave. Et Joseph de souligner la peur des Boches - il en parlait encore de cette façon - et surtout de le leur faire remarquer.

Alors, pour moi, il jouait plusieurs rôles, prenait la place et l’accent de l’Allemand qui lui répondait : « Monsieur, je pourrais faire fusiller vous ! ». « Ah ! Mon Ami ! ». Inconscient et courageux… Jeanne depuis l’autre bout de la cuisine, se tournait vers nous et confirmait.

  Bouverie 1930 - 2

Question courage on arrive à l’histoire de la rafle du 11 octobre 1944, jour où les hommes du village furent emmenés à Belfort par les Allemands. Le voyage se fit à pied. Joseph faisait partie du groupe qui fut sévèrement bombardé dans le bois du Bochor.

Il y eut des blessés et des morts parmi les civils dont le père et l’oncle d’André Brocard, tués sur le coup. Joseph, quant à lui, eut les genoux broyés par des éclats d’obus. Il passa la nuit seul dans la forêt recroquevillé dans un trou creusé à mains nues. Maigre protection contre la mitraille.

Je me souviens qu’il en voulait encore, quarante ans après, à un homme du village raflé comme lui et qui, passant non loin de l’endroit où il gémissait, n’avait pas répondu à ses appels.

Mais peut-on juger ? Le sauve-qui-peut fut le mot d’ordre général, Allemands et Français mêlés dans la même tourmente avec comme seul objectif : d’abord sauver sa peau.

Le lendemain, ce sont les Allemands qui le ramassèrent et l’emmenèrent à l’hôpital de Belfort. Là, ce furent des souffrances sans fin et des palabres incessantes avec les docteurs. Car, si Joseph était sur le flanc, il n’avait pas perdu sa langue. Il voulait tout savoir, questionnait et donnait son sentiment sur les avis et les pronostiques des médecins.

Un autre, sans ce caractère bien trempé, serait resté autrement handicapé, condamné à la chaise roulante. C’est donc dans l’épreuve que sa volonté et son courage prirent leur véritable dimension.

Personne – du moins les gens d’un certain âge – n’a oublié le personnage et ses jambes raides, ses deux cannes et sa démarche de handicapé dynamique que rien n’empêchait de se rendre au village, à pied donc. Il montrait volontiers ses genoux cousus de cicatrices aux gens qu’il croisait, se calant alors sur ses cannes et retroussant les jambes de son pantalon. Je vois encore ce geste et ses mollets tout blancs. Et de raconter une nouvelle fois son histoire…

Le temps s’était réellement arrêté en 1944 et pour cause …

 

chevanelLe quartier de la Bouverie en 1944

Assis, il avait toujours besoin d’un tabouret pour poser ses jambes raides et, chez lui, il avait confectionné une chaise longue rustique, solide, pratique pour lui. Elle était installée face au fourneau de façon à jeter directement les médicaments au feu, ce feu dont il était le maître.

 

Handicapé, il restait une force de la nature, faisait son jardin avec des outils bricolés et adaptés – de toute façon il ne pouvait rien acquérir de neuf sans le modifier au grand dam de ses petits-enfants - allait dans la rivière manipuler et changer de place cailloux et troncs d’arbres apportés par le courant. Car, après les combats de la libération, son autre sujet de prédilection était le Rahin, la rivière qui bordait son terrain juste derrière la maison et qui d’année en année s’était rapproché de plus en plus, emportant son terrain mètre par mètre. En fait, le Rahin était sa hantise, la courbe qu’il faisait derrière chez lui était maudite. Toutes les protections de pierres qu’il a pu édifier n’ayant servi à rien.

 

J’ai déjà dit que Joseph lisait. Il épluchait carrément le journal, le bulletin municipal et d’autres revues. Rien ne lui échappait. Il potassait des ouvrages de droit et il était féru de législation en ce qui concerne les limites de propriété – nos anciens étaient très sensibles à ce sujet -, les problèmes de voisinage ou de hauteur de haies. C’étaient là des choses importantes qui ne supportaient pas d’être traités légèrement. Il était procédurier et cela devait remonter à l’époque de l’après guerre au moment de la reconstruction – la maison avait été très abîmée par les obus – où il avait fallu « se battre » avec les administrations et les architectes.

 

Enfant, calé sur ma chaise, j’avais hâte que cela finisse et qu’on rentre. Tout ce qu’il me racontait était touffu, flou, abstrait. Ce n’est que bien longtemps après que tout cela a pris un sens. Et, lorsqu’en 1994, Joseph, mon grand-père, est parti de l’autre côté tenir la jambe à Saint-Pierre et à d’autres, que de regrets ! Combien de questions à lui poser encore, que de choses à lui faire préciser, que de détails à lui demander !

Trop tard ! Il ne me reste en mémoire que ce que je viens d’écrire là. C’est peu et beaucoup à la fois.

 

 

Tag(s) : #Textes et nouvelles
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