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- 7 -

A Buchenwald

 

Ils s’appelaient Jean, Pierre, Natacha ou Samuel

Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vishnou

D’autres ne priaient pas, mais qu’importe le ciel

Ils voulaient simplement, ne plus vivre à genoux

 

Jean Ferrat, « Nuit et Brouillard »

 

buchenwald-entreeBuchenwald, l'entrée du camp


      Au matin du 7 octobre, une équipe de bagnards fait irruption dans les douches. Le réveil est brutal, c’est le moins qu’on puisse dire, et le spectacle qui commence semble sorti tout droit de l’esprit d’un scénariste dérangé.

      Si Lucien parle de bagnards, c’est que les hommes qui viennent de les tirer du sommeil ont tout de l’image véhiculée par la littérature populaire de Bibi Fricotin à Chéri Bibi. Ils ont donc tout du bagnard, la tenue rayée et le crâne rasé. Mais ceux-là sont armés de tondeuses. De plus, ils sont d’apparence physique normale, semblent en bonne santé.

      Passée la porte du camp, en principe, il n’y a plus de soldats, les nouveaux venus n’auront affaire qu’à du personnel constitué de prisonniers. Nous reparlerons plus loin de l’encadrement et de la hiérarchie concentrationnaire.

 

buchenwaldgate1945

      Lucien et ses compagnons n’ont pas peur, ils observent, curieux et de plus en plus surpris. Très vite, tout le monde doit se déshabiller entièrement et c’est la tonte totale des pieds à la tête : pas un poil ne doit échapper à la machine. Puis c’est la douche et, sans perdre une seconde, tous à la file, subissent l’épreuve de la désinfection.

Des seaux de grésil leur sont balancés sur la tête. La marchandise n’est pas comptée, le produit ruisselle sur les corps nus, certains en ont pris plein la bouche. Le désinfectant brûle les parties, c’est douloureux. L’opération est aussi surprenante que brutale. « Un mauvais moment à passer. » se souvient Lucien.

      Encore une fois, les jeunes sont partagés. Il y a la violence de la méthode et le comique du spectacle des camarades à poil, tondus, les bras en l’air et les jambes écartées, dégoulinant du grésil qui agresse tous les recoins de leur corps. Pantins ridicules qui ont déjà franchi un pas dans la dégradation programmée.

A travers l’image que lui renvoient ses compagnons, Lucien a une idée de ce qu’il est lui-même devenu.

 

      Tous se retrouvent dehors, nus comme au premier jour et, les innocents, rient encore de l’aventure. « A nous voir ainsi métamorphosés en clowns, par réaction nerveuse nous éclatons de rire. » raconte Aimé Boniface arrivé à Buchenwald en septembre 1943. (1)

Le froid et le brouillard les enveloppent et les ramènent à la réalité. Il faut rapidement s’engouffrer dans une autre baraque où chacun reçoit des vêtements civils récupérés probablement sur d’autres prisonniers, « des costumes dépareillés, vieilles défroques civiles » note Etienne Lafond qui découvre Buchenwald le 20 août 1944. (2) Lucien récupère trois pièces de vêtement : une chemise, une veste, un pantalon et pour ne pas aller pieds nus, une paire de claquettes.

 

      Ensuite, c’est l’identification. Lucien donne son identité, le nom de ses parents, de ses frères et sœurs, on le questionne sur sa religion. Ces hommes sont des esclaves en puissance mais le système leur impose une série de formalités administratives complètement ubuesques au regard du respect de la vie qu’ont ces gens-là !

      L’examen médical est classique, voire rassurant. Le garçon est pesé, passe sous la toise et sa dentition est examinée de la même façon que l’est celle de l’animal par le maquignon. Ils ne sont plus des hommes…

Lucien est devenu une bête de somme, un esclave, à la grande différence que le maître ménageait son esclave qui lui avait coûté de l’argent. Les nazis, eux, n’ont rien investi et ont deux objectifs : le profit et l’extermination par le travail.

      A chaque étape et devant chaque nouvel interlocuteur, nouveau fonctionnaire de l’administration du camp – postes ô combien enviés ! – il faut se mettre nu, poser ses vêtements en tas sur le sol, trois fois, quatre fois, autant de fois qu’on l’exige, à la suite. Il n’y a plus aucune logique, ou plutôt si, il y a une logique perverse, propre au monde dans lequel ils sont entrés. Lucien perçoit cette volonté d’humiliation, mais il est déstabilisé par le fait que les employés qui effectuent tout ce travail d’identification et d’examens médicaux, parlent français. Ils parlent sa langue, mais sont froids et raides. Impossible d’avoir avec eux un échange autre que le minimum qui concerne strictement leur rôle.

 

      A la fin de ce parcours qui permet de remplir fiches et questionnaires, quelques jours plus tard, les déportés reçoivent chacun un numéro. Le miraculé du 18 septembre n’est plus Lucien Berthel avec une histoire de dix-sept années derrière lui, il est devenu le Häftling 74515. Pire, c’est maintenant certain, il n’est plus un humain, il est un « Stück », un élément, une pièce au service de l’industrie nazie. Rescapé d’Auschwitz, Maurice Cling explique cela très bien : « …un monde soudain incompréhensible et même absurde. Absurde ? Oui et non, car il sent au-delà de ce qui le perturbe une rationalité dissimulée, une efficacité effrayante de cette machine qui le broie ici, hors du monde … Quand il reçoit l’ordre de ne jamais regarder un SS en face, mais de fixer son regard à terre un mètre à droite, il obéit terrorisé … Il comprendra bien des années plus tard que si un chien peut regarder un évêque, un sous-homme ne doit pas regarder un surhomme dans les yeux parce que c’est se placer avec lui sur un pied d’égalité, de partage de la condition humaine … Il faut que le sous-homme montre qu’il n’appartient pas à la même espèce. L’emploi du mot « Stück » par les SS pour qualifier les détenus des camps de concentration, est hautement significatif à cet égard. ». (3)

      La dépersonnalisation, but final de toute cette procédure d’arrivée au camp, apparaît comme la première étape d’un rite de passage infligé aux déportés pour détruire chez eux toute volonté de résistance à une situation qui, tôt ou tard, doit déboucher sur leur mort.

 

Concrètement, le numéro, c’est une bande tissu à coudre sur la veste à l’emplacement du cœur. Pour être juste, il y a deux bouts de tissu, le second étant le triangle rouge des prisonniers politiques avec le F des Français, à disposer sous le numéro.

      Ce numéro est vital, il est l’identité du détenu. Il devra le déclamer chaque fois qu’il le faudra sous peine de raclée ou pire encore. Il faudra aussi, être capable de le repérer lorsqu’il sera hurlé, noyé parmi les numéros des autres prisonniers. Le repérer et réagir immédiatement. Aussi, Lucien va le ressasser pendant deux journées : vier…und…siebzig…tausend…fünf…hundert…fünfzehn, afin de le savoir parfaitement. Emile Mura qui parle un peu l’allemand, l’aide à mémoriser cette grande suite de vilains termes qui arrachent leurs oreilles. (4)

      Cette série des 74000 est un réemploi. Elle provient de Tziganes morts. (5)

 

      Ensuite, c’est la quarantaine, trois semaines au Block 43. Cela se passe au camp de quarantaine qui est séparé du grand camp par des barbelés. Le Block 43 est un bâtiment à deux étages, voisin de celui qui abrite les malades du typhus. On y dort dans des châlits en bois, sortes de casiers, sur une paillasse avec une couverture pour deux. Là-dedans, impossible de s’asseoir. Les jeunes grimpent tout en haut au troisième étage.

 

            Au cours de la première semaine, il y a encore d’autres formalités ainsi que des revues de poux. Celles-ci sont minutieuses, les Allemands tiennent aux apparences. Des gaillards en blouses blanches examinent les détenus. Le contrôle se veut complet et précis, il faut regarder partout. Ils se servent de baguettes pour soulever les testicules !

Les prisonniers sont également vaccinés - contre quoi ? - Plusieurs fois, au moins cinq fois. Ils sont même piqués en pleine poitrine. « Tous les deux jours, on nous fait une piqûre : les anciens nous recommandent de ne pas nous dérober, c’est paraît-il contre le typhus, la dysenterie … Elles ne causent ni douleur, ni fièvre […] il y en aura neuf en tout. » Ecrit Maxime Cottet. (6)

      Les repas sont à ce moment-là réguliers : du pain et du café le matin, une soupe à midi se rappelle Lucien. « Un litre de soupe relativement consistante » précise Aimé Boniface (7), « Un litre de soupe très épaisse et deux quarts de jus » lit-on dans les souvenirs de Maxime Cottet.

 

      Pendant cette période de quarantaine, les détenus ont la possibilité de se promener dehors le long du Block dans un espace de cinq à six mètres de large. Depuis cet endroit, ils entrent en contact, à travers les barbelés, avec les prisonniers du grand camp qui viennent là pour avoir des nouvelles de France.

      Les Italiens arrivés en même temps que nos « Belfortains » font la quarantaine avec eux. A ce moment, il n’y a pas d’autres détenus au Block 43. Pendant ces journées d’attente, Lucien a largement le temps de se lier d’amitié plus particulièrement avec un Italien, un partisan, d’une vingtaine d’années. Les échanges sont d’autant plus faciles que celui-ci parle bien notre langue.

 

      Après la quarantaine, tous se retrouvent dans un autre Block dit de départ, le 16 ou le 19, qui ne comprend qu’un rez-de-chaussée. Sont rassemblés là des hommes de toutes nationalités en attente de partir pour un Kommando de travail, satellite de Buchenwald.

      Ces Kommandos sont innombrables. Leur multiplication est liée au fait qu’à partir de 1942 va se développer un recrutement à tout va de la main d’œuvre concentrationnaire au service de l’industrie allemande. La mise à disposition de ces effectifs aux firmes n’appartenant pas à la SS va accentuer la dispersion de ce personnel dans toute l’Allemagne et les pays occupés qui disposent de camps. Autre facteur d’explication de cette multitude de « petits camps », la décision d’enterrer les établissements essentiels, les usines d’armement, afin qu’ils échappent aux bombardements.

      C’est ainsi qu’à Buchenwald, à partir de 1943, un grand nombre d’arrivants ne feront qu’y séjourner brièvement de une à trois semaines en général. Ce système esclavagiste basé sur la capture de main d’œuvre dans toute l’Europe occupée fonctionnera à plein rendement jusqu’aux derniers jours précédant l’effondrement du Reich nazi.

 

      Au cours de cette période d’attente, les journées sont mornes et se passent généralement à ne rien faire, tous logés dans le Block. « Nos journées s’écoulent monotones. Nous ne savons rien de l’avenir, sinon que probablement nous partirons en Transport pour un Kommando de travail. » note Aimé Boniface (7). Pendant son séjour dans ce Block d’attente, Lucien ne vivra qu’une seule journée de travail. Tous les hommes du Block, de 200 à 250 détenus, effectueront une corvée de pierres. Cela consistera à se rendre en rangs de cinq, bien sûr, jusqu’à la carrière éloignée de quelques centaines de mètres du camp et de ramener chacun une pierre.

 

     Chaque matin les détenus sortent pour se laver, le torse nu, à des vasques grandes comme des abreuvoirs. Ils procèdent à ces sommaires ablutions sous l’œil du chef de Block, un détenu allemand.

 

     Depuis le Block 16, Lucien aperçoit les déportés du grand camp lorsqu’ils montent en rangs pour l’appel. Ils s’y rendent en musique, les musiciens accoutrés de pantalons rouges et de vestes à brandebourgs. La scène a de quoi surprendre Lucien qui, à cette date, n’est pas en mesure de comprendre. D’ailleurs, pendant tout le temps passé à Buchenwald, environ quarante jours, il ne comprendra rien à ce qu’il verra et vivra là. Le système de destruction et le cynisme qui l’accompagne, il les saisira ensuite.

            Aimé Boniface évoquera la même scène dans son livre écrit au retour dans notre monde. « Comment évoquer le ridicule de ce spectacle que nos gardiens semblent prendre au sérieux ? Un orchestre de cirque, composé de détenus habillés en culottes rouges et veste bleues à brandebourgs dorés, scande le départ des bagnards sur une musique à faire danser les ours. Est-ce pour illustrer un des slogans du régime : “ le travail par la joie ” ? L’imposture à Buchenwald, atteint son zénith ». (7).

Les appels rythment ces journées. Ils ont lieu deux à trois fois par jour. Normalement, ils doivent avoir lieu dans la cour où les détenus se rangent rapidement par cinq. Un SS arrive ensuite pour noter le résultat sans surprise, du décompte. Mais, par la suite, ce SS se contentera d’un comptage effectué par le chef de Block, à l’intérieur même de la baraque. Pendant l’opération, le SS profite de ce temps qu’il s’est libéré, pour se faire raser par le coiffeur attitré du Block. Cette nouvelle façon de procéder qui n’est donc pas réglementaire, se répètera chaque soir.

 

Le « Friseur » entretient aussi, bien évidemment, la tonte des prisonniers. Tous les jours, par roulement, dès que la longueur des cheveux approche le centimètre, ils sont à nouveau tondus. Cette rigueur se maintiendra jusqu’aux derniers jours, jusqu’à la veille de l’évacuation d’Ellrich. Exiger ainsi la tonte d’hommes proches de l’état de squelettes, sans soins et sans nourriture, montre l’apparente irrationalité du système. Les Allemands tiendront à maintenir les apparences de la discipline tout en étant conscients de l’imminence de leur fin. Pour certains, on sera alors tout près du fanatisme.

 

Les départs ont lieu régulièrement. Le SS arrive à l’improviste, tend sa liste au chef du Block qui hurle les numéros des partants. Il faut être très attentif et bien repérer si son numéro est appelé. Cette scène se renouvelle tous les après-midi. Les partants sont très vite remplacés par de nouveaux détenus, si bien que le niveau d’occupation de cette baraque est constant. Des déportés du grand camp leur disent : « Surtout n’allez pas à Dora ! ». Mise en garde mystérieuse et vaine. Comme si on avait le pouvoir de refuser telle ou telle destination !

Le Block 16 est entouré de plusieurs autres baraques. C’est comme un camp dans le camp entouré d’une clôture de barbelés de deux mètres de hauteur, où le monstre vient se servir au rythme de ses besoins en hommes.

Une fois aura lieu un étrange appel mais significatif du système et de l’esprit comptable allemand. Les Allemands ne pratiquaient que les comptes ronds. Ce jour-là, il manquait une unité. Ainsi, très logiquement, un seul numéro fut appelé. C’est Gilbert Nardin d’Etobon qui partit pour le camp de Gross-Rosen en Pologne. Il partit seul avec tous les risques que comportait le fait de quitter ses compagnons, mais surtout de se retrouver isolé dans un groupe inconnu et d’une nationalité dominante différente.

  buchenwald

Un jour enfin – le 14 novembre – arrive le tour de Lucien. Cet après-midi-là, vingt numéros sont appelés. Dix Français de leur groupe ainsi que des Juifs, des Tziganes et des Polonais. Ils sont conduits au magasin d’habillement qui se trouve dans le grand camp. D’autres détenus y sont déjà. Ils sont au total, entre cent et cent cinquante. Chacun reçoit une chemise, une veste et un pantalon rayés ainsi qu’un manteau civil. L’équipement est complété par une paire de chaussures à semelles de bois avec le dessus en toile. Puis ils sont répartis entre deux camions découverts. Le par-dessus va se révéler à peine efficace lorsque les véhicules rouleront, car perchés en plein air et en pleine vitesse, les prisonniers seront transpercés par le froid durant tout le voyage.

Ils quittent Buchenwald en fin d’après midi, il fait encore jour. Une nouvelle page se tourne pour Lucien et les hommes qui l’accompagnent. Le pire est à venir…



(1)   Aimé Boniface, « Détenu 20801, dans les bagnes nazis », FNDIRP-Graphein - 1999
(2)   Etienne Lafond, « Survie », éditions Drai - 1993
(3)   « Vous qui entrez ici », déjà cité
(4)   Siegfried Meir, déporté à Auschwitz, écrit : « J’assimile inconsciemment la langue allemande à la déportation. » dans : « Fils du Brouillard », Editions de Fallois - 2000   (5)   Lucien le comprendra au moment de l’évacuation d’Ellrich où dans le train un Tzigane, N° 74516, le prend à partie, l’accusant d’avoir tué son ami, le N° 74515. Voir le chapitre sur l’évacuation.
(6)   « Un an à Buchenwald », déjà cité
(7)   « Détenu 20801 dans les bagnes nazis », déjà cité


Lire la suite : Partir pour l'Allemagne - 8 - L'arrivée à Ellrich

        Début du texte : Partir pour l'Allemagne ! - 1 - A Magny-Vernois

        Dédicace : Partir pour l'Allemagne ! - dédicace

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