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L’accident

 

 

Ce jour-là, comme chaque jour, sauf le samedi et le dimanche, Hans en compagnie d’une douzaine de camarades, était en forêt. Ils étaient accompagnés du chef démineur Jules Jordan ainsi que d’autres spécialistes du déminage. En réalité, ces hommes avaient appris le travail il y a peu de temps et c’est sur le terrain qu’ils se perfectionnaient.

Emile et René étaient là ainsi que Roger, un jeune de Champagney chargé de la surveillance. Afin qu’il n’y ait pas de doute sur son rôle, il avait un fusil à l’épaule.

-         C’est le service du déminage qui me l’a fourni mais je n’ai reçu aucune cartouche, confia-t-il, presque déçu à Jules.

-    C’est aussi bien comme ça, répondit le chef, t’es quitte de nous tirer dessus ou même de te tirer dans le pied.

Tout le monde rit, même les quelques Allemands qui comprirent la plaisanterie.

 

Emile s’était engagé dans l’armée française au moment de la libération, en novembre 1944. Il y était devenu artificier. Après plusieurs mois passés en Allemagne à manipuler et à détruire toutes sortes de munitions, il était rentré au pays natal où les services de la protection civile à la recherche de démineurs, l’avaient accueilli à bras ouverts. Emile considérait qu’ainsi il continuait le combat.

En arrivant, tôt le matin, dans ce secteur du bois de la Houillère qui sépare les communes de Ronchamp et de Champagney, Emile, le premier – les sens toujours en éveil – avait tout de suite aperçu les pointes brillantes de plusieurs mines antipersonnel et les fils de fer qui les reliaient entre elles. C’était une manière de les pièger. La lumière rasante du clair soleil matinal permettait ces repérages, à condition qu’on soit très attentif, bien sûr.

 

Les démineurs se mirent aussitôt au travail. Il n’était pas question de couper un de ces fils, au risque de déclencher l’explosion. Allongé, à bout de bras et le plus lentement possible, Emile dégagea à la main les feuilles, puis la terre afin de reconnaître l’engin. Quelques minutes suffirent au spécialiste pour neutraliser l’allumeur. Cette opération se reproduisit souvent au cours de la matinée provoquant à chaque fois l’éloignement, l’attente et aussi la peur des hommes de l’équipe. L’habitude et le savoir-faire n’ôtaient en rien le risque. Les poseurs de ces engins avaient montré tellement de perversité dans l’installation de pièges que chaque cas était un nouveau combat, différent du précédent. C’est pourquoi, lorsque tout danger était écarté, Emile s’exclamait une nouvelle fois :

-         Ah, saloperie, je t’ai eue ! Une de plus !

Et c’était comme un signal, chacun reprenait sa place, soulagé.

 

La détection à la main, méthode la plus longue était aussi la plus sûre. Il faut dire que les détecteurs – les fameuses poêles à frire – n’étaient encore pas assez nombreux.

Hans faisait équipe avec Joseph Hohner, un petit-neveu du célèbre fabricant d’accordéons et d’harmonicas. Ils s’entendaient bien mais, en forêt, seule la peur les unissait.

La crainte de l’accident était permanente. Il n’était pas question pour eux de courage puisque ce travail leur était imposé. Cependant, ils admiraient les démineurs français qui, des dizaines de fois par jour, renouvelaient l’exploit. Même s’ils avaient souvent choisi cette activité parce que ça payait bien, il n’empêche, il fallait un sacré courage.

Emile était un cas à part. On aurait dit qu’il jouait, qu’il relevait à chaque fois un défi. Avant de se mettre à genoux, il insultait l’engin mortel et après de longues minutes pendant lesquelles tous étaient suspendus à ses gestes lents et mesurés, c’était la joie de la réussite, l’enthousiasme de la victoire. Pourtant, même lorsqu’il faisait froid, les gouttes de sueur roulaient sur ses tempes, perlaient au bout de son nez. Malgré la bravade, Emile aussi avait peur.

Les Allemands avaient reçu une brève information sur les différents types de mines et sur le travail qu’on attendait d’eux. En principe, les prisonniers ne devaient pas neutraliser les engins. Ils participaient au travail de détection puis vérifiaient ensuite le terrain pour s’assurer qu’aucune mine n’avait été oubliée.

Les hommes nettoyaient des bandes de terrain de quatre mètres de largeur, délimitées par des rubans de couleur. Ils progressaient par stations successives. A genoux, une baguette à la main, ils effleuraient doucement le sol à la recherche d’éléments métalliques sortant de la couche d’humus ou de fils de fer. Ensuite, c’est la main ouverte, posée à plat, qui fouillait le sol sur un rayon d’environ cinquante centimètres devant eux. Une troisième fouille de cette même surface était effectuée à l’aide d’une tige métallique ou d’une baïonnette enfoncée régulièrement jusqu’à dix centimètres de profondeur.

Puis la ligne de prisonniers progressait, tous en même temps. C’était long, la tension toujours extrême.

 

On s’en doute, la pause du casse-croûte était un moment de repos bienvenu. Par petits groupes les hommes s’installèrent sur le talus qui bordait la route forestière. Les Français se mêlaient aux prisonniers. Une réelle fraternité régnait, née sûrement du danger. Chacun savait que sa vie dépendait du calme et de la sûreté du geste des démineurs.

Un peu à l’écart, Hans confia à Joseph :

-   Au camp de Tuffé on mourait de faim. Ici on risque d’être pulvérisé à tout instant.

-   Tu as raison. La guerre est terminée et pourtant on n’est pas certain de revoir un jour l’Allemagne, approuva Joseph.

-    Je ne supporterai pas cette vie là encore longtemps, poursuivit Hans.

Il fut interrompu par une terrible explosion. Des morceaux de gazon, des branches, de gros bouts de bois, de la terre tombèrent tout autour. Aussitôt, tous se recroquevillèrent instinctivement, les bras par-dessus la tête. Des cris dans les deux langues jaillirent. L’affolement ne dura que très peu de temps. L’équipe de Champagney se rendit vite compte qu’elle n’était ni responsable, ni victime de l’explosion.

 

Depuis le matin, un groupe venu de Ronchamp coupait des chablis* pour le compte de cette commune. Un civil dirigeait quelques prisonniers. C’était dangereux et fortement déconseillé aux habitants. Mais il fallait bien préparer les réserves de bois pour le prochain hiver.

Un chariot de bois sortant de la coupe avait déclenché une mine oubliée et avait été projeté en l’air avec tout son chargement et son conducteur. Celui-ci, un Allemand, gisait, sans vie, à une dizaine de mètres de là, un bras arraché.

 

Un autre, vivant, hurlait. Le visage, la veste et le pantalon ensanglantés. Un troisième - complètement à l’opposé - étendu au milieu de la route, avait été assommé par un rondin : tué sur le coup.

 

Emile arrivé le premier, cria aux autres derrière lui :

-   Restez sur la route, n’allez pas plus loin !

Le gars de Ronchamp, pâle comme un mort, s’écroula dans les bras d’Emile qui le connaissait. Il le secoua :

-   Paul, c’est bon, tu n’as rien, t’as plus qu’à refaire ton chargement. Même tes bœufs n’ont rien.

En effet, les animaux attelés au timon - c’est tout ce qui restait de la charrette - s’étaient arrêtés cent mètres plus loin, dans l’autre sens, et attendaient calmement.

 

Avec une ceinture, Emile fit un garrot au blessé qui saignait abondamment de la cuisse. Une civière de branchages rapidement confectionnée permit de le transporter jusqu’au village et de là, une camionnette le conduisit à l’hôpital de Belfort.

Paul, le Ronchampois*, après avoir retrouvé ses esprits, récupéra sa paire de bœufs et prit le chemin inverse. Quant aux autres, tous très secoués par l’événement, ils reprirent leur travail. La journée n’était pas terminée…

 

 

-         Ce coin avait pourtant été nettoyé, souffla Hans à Joseph.

-   La roue d’un chariot surchargé qui passe sur une mine antichar, ça ne pardonne pas, conclut son camarade, fataliste.

     h
explosion.jpg

 

 Des chablis : en forêt, des arbres renversés par le vent ou la neige.

Le Ronchampois : habitant du village de Ronchamp.

 

  Lire le chapitre 6 : Simon & Hans - chapitre 6

 

 

 

Tag(s) : #Simon & Hans - roman
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