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La libération de Champagney – 5 –

 

 

LES ENFANTS  EN SUISSE

 

Champagney est libéré par les soldats de Brosset le 19 novembre 1944. La joie de la Libération est ternie par les deuils, la vie précaire dans les ruines et le froid d’un hiver particulièrement rigoureux, mais aussi par l’absence d’une grande partie des enfants, réfugiés en Suisse.

 

Les gens de la Croix‑Rouge belfortaine arrivent à Champagney pour la première fois le 12 octobre. Outre le réconfort matériel et moral qu’ils apporteront, leur premier souci sera la préservation des enfants.

Impossible d’imaginer les souffrances psychologiques des enfants en période de guerre. Dans un premier temps, la Croix‑Rouge va, involontairement, les accroître et en engendrer d’autres chez les adultes, en particulier chez les mères. En effet la seule solution envisagée, le départ vers la Suisse voisine, est une séparation, un déchirement.

Les personnes de l’organisation fondée par le Suisse Henri Dunant : M Pannoux, Mme Cladel, Mlles Trimaille, Beaudouin et Barbier, accompagnées des abbés champagnerots Roch et Schlienger, vont faire le tour des caves et des abris tentant de persuader les parents du bien-fondé de leur projet. Si certains finissent par accepter – « Ce n’était plus vivable ! » déclare Marie-Thérèse Jacoberger alors au Pré Besson - d’autres sont plus difficiles à convaincre. Il n’est pas rare que les parents refusent tout net car, après un mois de souffrances, ils espèrent maintenant une délivrance proche. C’est ainsi que, de l’abri bétonné de l’usine Roth, aucune famille ne laissera partir ses enfants. Alors, les délégués de la Croix-Rouge sont parfois, plus tranchants. « C’est criminel de la laisser là un jour de plus ! » déclarent-ils aux parents de Thérèse Graizely. Il est vrai qu’ils organisaient alors le quatrième et dernier voyage.

 

Le premier départ a lieu le 17 octobre. La veille, Michel Morand – comptable aux Ballastières - écrit dans son journal : « Le tambour résonne, on annonce le départ pour la Suisse des enfants de 5 à 10 ans dont les parents ne peuvent assurer la subsistance. Il pleut. »

René Simonin parle d’enfants de 5 à 12 ans. D’autres témoins donnent 14 ans comme âge limite. Ce qui est sûr, c’est que les plus petits non accompagnés d’un aîné ne sont pas acceptés.

Les mamans ont préparé un maigre bagage, un pauvre baluchon. « Certains enfants n’étaient même pas chaussés, leurs cheveux étaient longs. » raconte Daniel Franquin (Il passera trois mois dans une famille à Estavayer-le-Lac près du lac de Neuchâtel), « Je ne possédais qu’une petite valise minuscule. Nous n’avions plus rien comme vêtements; tout était détruit. » se rappelle Thérèse Graizely.

 

Le lieu de rassemblement est la maison des sœurs. On y effectue les formalités et on suspend au cou des futurs petits réfugiés « une grosse étiquette » se souvient Lucienne Millotte qui participe à ce premier voyage. Théoriquement une trêve négociée par la Croix-­Rouge permet à une camionnette d’effectuer son aller-retour via le Magny. Un peu plus tard elle ne pourra plus aller au-delà de ce quartier. Les enfants accompagnés de quelques adultes iront alors à sa rencontre à pied.

 

 Lucienne Millotte
Lucienne Millotte (devant, 2ème en partant de la gauche) au milieu de la famille Jacob, les Suisses de Sinneringen, qui l’ont accueillie.




Cette jeunesse est partagée entre le soulagement de quitter la guerre et l’angoisse d’y laisser les êtres chers. Lucienne Millotte, qui passera la première nuit à Belfort, écrit : « Je me souviens de la peur constante qu’on avait. Un vélo qui passait dans la nuit, le bruit de la dynamo sur le pneu me rappelait le sifflement des obus au-dessus du pays. Le lendemain nous sommes partis pour la Suisse. Quelle émotion d’être séparés des parents ! »   (Lettre à l'auteur - juillet 1996).

D’autres départs auront lieu le 23 octobre et encore les premier et 9 novembre.
Paulette Vitali et Ginette Raffenne elles aussi, quittent Champagney ce même jour. Arrivées à Belfort, elles passeront cette première nuit dans un centre d’accueil. Le lendemain elles franchiront la frontière à Boncourt, à pied. Puis le train les conduira jusqu’à Berne. « Nous arrivions dans un autre monde » dit Ginette Rafenne au souvenir de cette ville illuminée. Après force douches, désinfections et produits anti-poux a lieu une distribution de lait. Se retrouvent là des enfants originaires de toute la région de Belfort-Montbéliard.

Thérèse Graizely arrivée à Bâle, évoque elle aussi le moment de la désinfection : « Il est vrai que cela valait la peine. Il fallait voir les poux se débattre sous l’effet de l’insecticide. Il y avait Agnès Jeanparis du Pied-des-Côtes qui avait emmené du pain d’épice. Le pain a été, lui aussi, désinfecté et du coup, immangeable. » Puis ce sera la dispersion dans les familles d’accueil : à Biglen chez un épicier pour Paulette Vitali, à Berne pour Ginette Raffenne chez des bourgeois qui s’empresseront de brûler ses vêtements.

 

Le 9 novembre dans la grisaille du matin a lieu le départ du dernier groupe d’enfants. Une dizaine de frêles silhouettes parmi lesquelles se trouve Thérèse Graizely. Le rassemblement est prévu vers la maison Bessot au Magny. Arrivés là, il faut attendre la camionnette qui tarde. Elle ne viendra pas jusque là car tombée en panne au Ban. Le groupe ira à sa rencontre à pied jusqu’à la route nationale.

Le 11 novembre la fillette se retrouvera seule à Au, un village du canton de Saint-­Gall, non loin du lac de Constance en Suisse allemande, accueillie par une famille de fabricants de mouchoirs et de cartouchières !

 

 

 Thérèse Z

Thérèse Graizely-Zeller (à droite), réfugiée à Au, village du canton de Saint-Gall en Suisse allemande.


Suzanne Verdant témoigne du départ des enfants du Pied-des-Côtes vers le pays réputé pour sa neutralité : « Un départ des enfants pour la Suisse est prévu pour le jour de la Toussaint. Germaine Pautot, la couturière du quartier est venue donner un coup de main pour la préparation de quatre petits trousseaux bien sommaires … Triste Toussaint …
Mademoiselle Barbier de la Croix-Rouge accompagnera les enfants du quartier rassemblés chez nous… » Il y a là dix‑sept enfants de 4 à 16 ans. « Pierrot (Pierre Lacour) dépasse l’âge permis de 14 ans et il part en culottes courtes pour faire plus gamin. Avec ce qu’ils ont vécu, c’est urgent qu’ils partent vers le calme… Quelle tristesse que ce rassemblement et ce départ ! Pour le brin d’humour, les petites Gillet (Berthe et Charlotte) dites Bities avaient des petits baluchons à carreaux au bout d’une perche sur l’épaule. »
  (Souvenirs de Suzanne Verdant).

Marcelle Taiclet évoquait, elle aussi, les deux baluchons qu’elle avait préparés pour ses enfants (5 et 7 ans). Elle se souvenait encore qu’après les avoir conduits au lieu de rendez­-vous, en remontant au Magny elle avait croisé le curé Jeanblanc qui venait de baptiser le petit Kielwaser (René, le père de ce bébé, sera tué par les bombardements au cours de la même journée). Ce souvenir nous conduit à évoquer le sort des plus petits qui resteront donc là, auprès de leur maman. Des mères réduites à donner de l’eau sucrée aux nourrissons.

Et puis il y a les nouveau-nés. Dans ce chaos, les mères enfantent : l’humanité plus forte que la barbarie. Des accouchements ont lieu dans l’obscurité des caves et sous le fracas des obus. Les Anciens parlent encore de Maria Cuenin, sage-femme des Houillères retraitée à l’époque, qui aménagea sa cave (actuelle maison Laurent, non loin de l’église) afin d’y accueillir les femmes sur le point d’accoucher. Il y eut une dizaine de naissances dans cette maternité improvisée.

Les petits Champagnerots, nous l’avons vu, sont dispersés aussi bien en Suisse française qu’en Suisse allemande. Les familles d’accueil sont en général aisées : Marie­-Thérèse Jacoberger est placée chez le directeur d’une usine de thermomètres à Jegensfort, dans le même secteur Jeannine Soyard se retrouve chez un jardinier, Monique Steinmesse chez un commerçant (trois filles du Pré Besson.) et Jeannette Pautot, du Pied-des-Côtes, chez un postier. A Sinneringen (canton de Berne), Lucienne Millotte est accueillie par la veuve d’un pasteur et sa sœur  Simone par un épicier.

Les petits réfugiés resteront longtemps sans nouvelles de leur famille. Thérèse Graizely raconte que, si ses lettres parviennent bien à sa famille, elle ne recevra des nouvelles de Champagney quant à elle, qu’à partir de février 1945.

Nos enfants vont à l’école, perdus parmi les petits Suisses ou alors dans des écoles réservées aux réfugiés. Le dimanche ils assistent au culte protestant ou catholique, c’est selon. Ils sont tous gâtés, reprennent des forces et des couleurs. Renée Jurot qui a reçu des nouvelles de ses frère et sœur leur répond le 17 février 1945 par une longue lettre décrivant le martyre de Champagney : «  Nous  vous remercions pour les photos que nous ne pouvons assez regarder…Nous trouvons Su-su bien joufflue et un peu grandie. Quant à Bernard, il est gros … Grâce aux bonnes gens de Suisse ils (les enfants) ont changé de costume et ne ressemblent plus aux petits réfugiés d’il y a trois mois. »     Cinquante ans après, Paulette Vitali était encore émue du Noël 1944 où elle fut comblée de cadeaux apportés par un ange.

Si les Suisses sont généreux et attentionnés à l’extrême ‑ ils n’oublient pas de célébrer les anniversaires des petits Français ‑ quelques indices viennent tempérer l’image des idylliques « bonnes gens de Suisse ». Ainsi, encore ce témoignage de Thérèse Graizely : « On nous avait donné un petit catéchisme “ livre de prières et abrégé d’instruction religieuse pour les enfants ” édité par le bureau central de l’Union Suisse de charité à l’intention des enfants de l’étranger hospitalisés en Suisse (“ hospitaliser ” à prendre dans son premier sens " donner l’hospitalité "). En fait une vraie morale à l’intention des enfants accueillis : Tu as des devoirs à l’égard de ceux qui te font du bien maintenant. »   (Sur cet aspect de l'accueil en 1944 des enfants de notre région par les Suisses et sur les comportements et les réactions de chacun - hôtes et enfants réfugiés - voir le livre de Marie-Thérèse Boiteux : "Amer le chocolat ?")

 

 

 livret suisse 1

 

Champagney est libéré moins d’un mois après le départ des enfants. Ceux-ci ne rentreront pourtant que beaucoup plus tard ‑ entre février et avril 1945. Le village n’est pas en état de les recevoir et, même au printemps suivant, quel choc ce sera pour eux - ayant goûté pendant plusieurs mois d’un confort inconnu, de la propreté, de la chaleur, d’une alimentation abondante, du superflu même - que ce village en partie détruit, ces maisons rafistolées et ce retour au tickets d’alimentation !

  Comme pour chaque évènement de cette période ayant remis en cause le cours normal de l'existence, tous garderont un souvenir fort et émouvant de ce séjour à l'étranger. Dans la plupart des cas les anciens réfugiés resteront liés à leur famille d’accueil un temps plus ou moins long, souvent plusieurs années : échange de courrier, de photos et quelquefois séjours en vacances. Fait remarquable, Ginette Raffenne, plus de cinquante années après, rendait encore visite à sa famille d'adoption à Berne, et Thérèse Graizely résumait ainsi le sentiment lié à cette parenthèse que les adultes ont imposée à leur enfance : "Je m'aperçois que ces moments de ma vie, je ne les oublie pas, je ne les ai pas oubliés, bien au contraire. Plus je vais avant dans ma vie, plus ils me reviennent et plus j'ai envie de témoigner de ce que furent ces moments intenses et émouvants." (Témoignage publié dans le Pays de Franche-Comté le 22 février 1995)

 
ivret suisse 2

 Le carnet de séjour de Thérèse Graizely-Zeller.

 

 
Mlle Petit 1943
La classe de Mlle Petit à Champagney en 1943. En 1944, au plus fort des bombardements, nombre de ces fillettes partiront pour la Suisse.

 

 

 

De g. à dr. Et de haut en bas Claude Durin, Pierrette Paoli (nœud blanc), Paulette Cordier, Lucienne Millotte, ?, Reine Dirand, Ginette Petitgérard, Yvette Charpin, Henriette Champagnole, Colette Monh, Renée Juif, Leurette Dubief, Ginette Bruey, Marie-Ange Mention, ?, Annie Mouillon, Françoise Labbacher, Lucette Lavacherie, Paulette Lugbull, Jacqueline Dubief, Simone Millotte, Yvonne Jacquot, Huguette Stacof, Odile Bouvier, Claudine Stiquel, Mauricette Collilieux, Nicole Vitali.    

Lire :
La libération de Champagney - 1 -

La Libération de Champagney - 6 -     


 

 

Cham 3

 Ce texte est extrait de :


     








A lire :

 

« Amer le chocolat » de Marie‑Thérèse Boiteux, l’Amitié par le livre ‑ 1994.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tag(s) : #La libération de Champagney
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