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Le travail

 

 

 

Aucun déporté n’a de vision globale et exhaustive de la réalité du camp.

 

Michael Pollak (1)


 

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David Olère, Départ au travail - 1946

 

 

         Lucien ne connaîtra jamais les Kommandos où les détenus creusaient des tunnels comme, par exemple, le B3 dans le Himmelsberg ou le B12 dans le Konstein non loin de Woffleben. Il ne vivra pas les journées de ces hommes qui commençaient et se terminaient par l’attente interminable du train devant les conduire sur le chantier et les ramener au camp.

 

 

 

         Lucien ne peut parler que de ce qu’il a vécu et connu. Cela semble logique, mais il faut en être bien conscient ; André Sellier rappelle cette évidence dans son livre consacré à l’histoire de Dora (2) : «  Ce qui m’a frappé, mais pas surpris, a été l’extrême variété des « parcours » de chacun. Il est vrai que de petits groupes se sont constitués, qui ont à peu près la même histoire … mais beaucoup de récits sont marqués par des péripéties individuelles. Surtout nous avons tous vécu dans l’ignorance de ce qui arrivait à la plupart des autres. Mes amis et moi ne savions guère ce qui se passait en dehors de notre usine souterraine. A l’inverse, un grand nombre de nos camarades ne sont jamais entrés dans cette usine. ».

 

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Le poste d'aiguillage situé à l'entrée du camp d'Ellrich

 

         Dès son arrivée à Ellrich, Lucien est affecté à un Kommando dont l’aire de travail est située à l’intérieur même du camp. C’est le Lagerofbahnof 1 ou camp de la gare. Il ne changera jamais d’affectation. Huit détenus constituent ce Kommando parmi lesquels, outre Lucien, on retrouve Michel et Jacques Stègre ainsi qu’Emile Mura. Ils resteront ensemble, les quatre, dans ce groupe jusqu’à la fin. Il faut encore savoir qu’à partir de ce moment, les dix Français arrivés ensemble à Ellrich sont dispersés sur des lieux de travail différents. Beaucoup se retrouvent au terrassement mais tous sont à nouveau réunis le soir au Block 6.

 

 

 

         Le travail de Lucien et des détenus qui forment son Kommando, consiste à réceptionner et à décharger tous les matériaux de construction du camp qui est loin d’être achevé. Il n’y a alors que les bâtiments en briques de l’ancienne plâtrerie et quelques baraques de planches. Lucien se rappelle principalement de celle qui abritait les Meisters civils. De plus, l’électrification des barbelés qui entourent le camp est à peine commencée.

 

         Chaque jour de six heure à dix-huit heures, ce sera un épuisant travail de manutention sans l’aide d’aucune sorte de machines ou autres grues, tout s’effectuant avec les mains ou à dos d’hommes. Les machines, ce sont tout bonnement les hommes remplacés à la moindre défaillance par d’autres humains.

 

         Au cours de ces quelques mois, des quantités phénoménales de sacs de ciment, de briques et de planches seront déchargées des wagons que les locomotives faisaient reculer jusqu’à l’intérieur du camp. Une de ces locos fonctionnait avec de la charbonnette. Les dépôts de matériaux de construction étaient nombreux en bordure du camp et aussi, plus loin à l’intérieur, derrière les Blocks 5 et 6.

 

 

         Lucien évoque largement le déchargement et la manipulation de ces fameuses briques, saisies une à une et qu’il fallait lancer au camarade suivant, posté quelques mètres plus loin. Très vite, les mains sont en sang. Cela fait mal mais il est impossible de s’arrêter. « Quand les Kapos ne regardaient pas, on les posait sur les avant-bras. » raconte Lucien.

 

         Les tas de briques couraient sur le pourtour du camp, à l’intérieur. Toujours des briques et des sacs de ciment. Ça n’arrêtait pas !

 

Lucien parle aussi de cette semaine entière, passée à décharger des sacs de ciment. Les derniers temps, au printemps 1945, ce furent des trains entiers de ciment qui arrivaient en gare. Et les Allemands étaient en train de perdre la guerre !

 

 la corvée de briques


Buchenwald, la corvée de briques
- 1945 - Walter Spitzer


         Lucien Berthel lorsqu’il arrive en Allemagne est en bonne santé, c’est un adolescent fort, aux épaules larges, habitué au travail physique effectué le plus souvent au grand air. C’était le lot de tous les paysans. A la campagne, il fallait même parfois, lorsque par exemple l’orage menaçait, travailler dans l’urgence.

 

         Mais au camp de concentration, il faudra travailler dehors tous les jours, par n’importe quel temps, mal nourri ou pas nourri du tout, mal habillé, mal chaussé et en une saison où le froid va s’additionner à tous les autres maux. Les hommes vont tous très vite maigrir, être malades, épuisés par la dysenterie. Pourtant, il faudra bien poursuivre ce travail de forçat sous les cris, les insultes, les coups et il faudra tenir sous peine de mort. Beaucoup mourront.

 

 

 

         Jean-Henry Tauzin qui arrive à Ellrich le 11 mai 1944, témoigne : « Je fus employé à Ellrich au terrassement avec pelle et pioche, puis à la construction de baraques en bois, puis au transport de ciment et de matériaux de toutes sortes. C’était épuisant. Et sur nos épaules si amaigries, si douloureuses et le devenant de plus en plus chaque jour jusqu’à ce que la peau soit à vif complètement et qu’une croûte se formât ! Et alors quel supplice c’était d’y appuyer la charge d’un rail ou le coin d’un panneau en ciment ! Il fallait serrer les poings et les dents de douleur, et cependant le faire sous peine de mort. ». (2)

 

         Maxime Cottet qui a vécu le même hiver que Lucien à Ellrich, écrit à la date du 23 décembre 1944 : « Nous sommes transis de froid, nos mains glacées doivent quand même saisir les rails gelés. C’est incroyable que nous puissions tenir le coup ; nous avons acquis une capacité de résistance inouïe. Il fait moins 20° et même moins 25° le matin. Nous sommes entraînés contre la faim et le froid et cette constatation nous renforce encore le moral. ». (3)

 

         S’habitue-t-on au mal et à la souffrance ? A la question : « Mais comment faisiez-vous pour tenir malgré votre état physique épouvantable ? », Lucien répond : « Il fallait continuer, on n’avait pas le choix. ». Et d’évoquer, encore une fois, ses mains en sang à la fin d’une journée passée à décharger et à empiler ces foutues briques, et l’impossibilité pour toutes ces plaies de cicatriser en une seule nuit. Lucien s’exclame alors : « Ah, la première brique gelée du lendemain matin ! », celle qui fait se réveiller la douleur de la veille, à peine assoupie, et qui ranime toutes les plaies qui n’attendaient que ce moment-là.

 

         Charlotte Delbo répond à Lucien sur ce même thème des briques. « La brique froide que nous portons contre notre cœur, la brique que nous avons arrachée à un tas de briques cimentées par la glace, en cassant la glace avec nos ongles, vite vite les bâtons et les lanières claquent – vite plus vite les ongles saignent - et cette brique froide contre notre cœur nous la portons à un autre tas, dans un cortège morne où chacune a une brique sur le cœur, car c’est ainsi qu’on transporte les briques ici, une brique après l’autre, du matin au soir, d’un tas de briques à un autre tas de briques, du matin au soir, et ce n’est pas assez de porter les briques tout le jour au chantier, nous les portons encore pendant la nuit, car la nuit tout nous poursuit à la fois, la boue du marais où on s’enlise, les briques froides qu’il faut porter contre son cœur, les Kapos qui hurlent… ». (4)

 

         Terrible écho d’une même souffrance d’un camp à l’autre !

 

 misère


Léon Delarbre, Misère, Dora - février 1945


         Au cours de ce maudit hiver, tout est humide et froid, la boue est omniprésente dans le camp construit, on l’a dit, dans une zone marécageuse. Lucien sait qu’avant leur arrivée, une partie du marais a été remblayée avec des cailloux arrachés à la colline qui domine. Ce travail n’est d’ailleurs pas achevé, ils auront l’occasion de s’en apercevoir …

 

         L’aménagement du camp qui ne sera réellement opérationnel qu’à la fin, se poursuivra jusqu’au printemps 1945. A ce moment-là, des équipes seront même constituées pour attaquer la montagne et creuser un nouveau tunnel. Et l’Allemagne est vaincue ! Folie !

 

 

 

         A Ellrich, Lucien participera au montage de baraques, à la construction d’une chaufferie – pour qui ? Pourquoi ? Mystère lorsqu’on sait que les détenus sont frigorifiés dans leurs Blocks -, à l’établissement de lignes de Decauville, fameux wagonnets à bascule, pour le transport de déblais et l’assainissement du marais.

 

         Il y aura aussi les corvées régulières et les missions occasionnelles. Par exemple, chaque jour, quatre hommes du Kommando de Lucien doivent aller chercher la soupe des membres de l’encadrement civil à Woffleben, village qui se trouve à douze kilomètres du camp non loin de l’entrée d’un tunnel en chantier, le B12. La cuisine est installée à l’entrée de ce tunnel. Le matin, le Meister désigne les quatre détenus qui iront à Woffleben. Lucien effectuera cette corvée à peu près, un jour sur deux.

 

         Le moment venu, les voilà partis, accompagnés d’un garde qui sera souvent le même, un jeune, rescapé du front de l’Est. Là-bas, il a eu l’extrémité des pieds gelée et il a même des difficultés à les suivre. Il faut d’abord traverser la ville. Si les habitants d’Ellrich les ignorent – ils ne les regardent pas -, il arrive que leurs gosses, délibérément, leur crachent dessus. Puis c’est la campagne, une vallée qui se glisse entre les massifs choisis par les Nazis pour installer leurs usines souterraines.

 

         Quelquefois, cette corvée leur fait manquer l’heure de la distribution de leur soupe à eux, celle des déportés. Alors, tout simplement, ils sautent un repas. Quelle ironie ! Etre privés leur pauvre brouet, dont ils ont pourtant tellement besoin, parce qu’ils sont allés chercher la soupe – une vraie celle-là – de ceux qui sont en bonne santé ! Mais, maintenant on le sait, dans cet univers, il ne faut s’étonner de rien.

 

         Un jour de cet hiver 1945, à cause d’une forte tempête, ils n’arriveront au camp avec la fameuse soupe des civils, que vers trois heures de l’après-midi. Les Allemands, contrariés du retard, rentrent manger dans leurs baraques pendant que les déportés restent dehors, le ventre vide. Ils s’étendent là devant l’abri. Au bout d’un moment, le hasard fait sortir leur propre Meister. L’homme, étonné de leur présence et surpris par le fait qu’ils n’ont pas pu manger, va chercher deux litres de soupe pour chacun. Ce geste remarquable ne se reproduira cependant pas.

 

 

 

         Lucien ira également, régulièrement chercher des planches pour la construction des baraques ou la confection des coffrages à Dora, Woffleben ou Günzerod. Ces expéditions pouvaient durer toute la journée. Pour ces transports, c’étaient des paysans réquisitionnés qui conduisaient leur attelage, les détenus allant toujours à pied.

 

         A deux ou trois reprises, ils sont encore allés à Woffleben pour récupérer des planches faites de particules pressées, en « perfecto ». Celles-ci n’étaient jamais prêtes se remémore Lucien. C’est là un bon souvenir car les prisonnières russes qui travaillaient dans cet endroit, les faisaient entrer pour qu’ils attendent au chaud. Les quatre détenus plantés le long de l’étuve étaient bien. Goutte de bien-être dans un océan de souffrances. Cela ne durait jamais assez longtemps mais, revers de la médaille, la bonne chaleur réveillait les poux qui étaient toujours très nombreux dans leurs vêtements.

 

         Cela reste cependant un exemple de la solidarité entre vaincus qui, additionnée à d’autres gestes, permettra aux élus, tels que Lucien, d’en revenir pour témoigner.

 

         Deux fois, Lucien est aussi allé, à l’autre extrémité du camp, à l’usine du quartier SS, afin de rapporter du charbon synthétique, un ersatz léger destiné aux civils allemands pour leur chauffage. Un seul sac destiné à leur chef.

 

         Sur ces deux fois, un jour de très grand froid où la bise vous transperçait sans pitié, il s’arrêta un instant, caché bien à l’abri derrière un bâtiment, histoire de faire une pause entre deux rafales. Il n’y resta pas bien longtemps, surpris qu’il fut à ne rien faire, par un Kapo qui, d’un grand coup de pied, le remit en route. Lucien ne demanda pas son reste, rechargea le plus prestement possible, le sac de charbon et se sauva à toutes jambes. Maigres jambes.

 

 

 

         Etre toujours sur le qui vive, toujours aux aguets, une des règles d’or de l’univers concentrationnaire afin d’éviter, si la malchance s’en mêlait, l’irrémédiable.

 

 

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Le camp d'Ellrich en avril 1954. Les blocks 1 & 2, puis 5 & 6 (photos Robert Lançon)

 

 

(1) Michael Pollak, « l’expérience concentrationnaire », éditions Métaillié - 2000

(2) André Sellier, « Histoire du camp de Dora », déjà cité

(3) déjà cité

(4) Charlotte Delbo, « Aucun de nous ne reviendra », Les Editions de Minuit


Lire la suite : Partir pour l'Allemagne - 11 - La journée

Retour au début de l'histoire : Partir pour l'Allemagne ! - 1 - A Magny-Vernois

Dédicace : Partir pour l'Allemagne ! - dédicace

Tag(s) : #Partir pour l'Allemagne ! livre
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